Dossier dans le n°180 de la revue Décharge

Claude Vercey : Ton dernier livre s’appelle Calanques. Et l’on est prêt à croire que le texte a un rapport avec les Calanques provencales, ne serait-ce que parce que tu situes le lieu d’écriture à Marseille. Mais il faut bien reconnaître qu’il y a par ailleurs peu d’indices qui renvoient à un lieu réel, mais plutôt à une expérience, qu’on imagine désagréable, de vertige ou peut-être de chute. D’où deux questions :
peux-tu préciser quelle fut l’expérience vécue qui a provoqué l’écriture.
sur un plan plus général : quel rapport ta poésie entretient-elle avec le réel ?
Myriam Eck : Le 25 juin 2008 je suis partie pour une marche dans les Calanques, que je connaissais à peine, et j’ai noté tout ce qui me passait par la tête, au fur et à mesure, essentiellement des sensations, des impressions, des émotions, durant ce qui s’est révélé effectivement être une épreuve, puisque j’ai commencé en tentant de couper à travers la roche, manquant de tomber à plusieurs reprises, que je me suis ensuite perdue au moment où je tentais de suivre les marques indiquant le sentier, puis, une fois sur le sentier, la roche est devenue très glissante d’être tant piétinée… J’ai ainsi constitué un journal qui a été publié dans La Revue des Archers (n°23) en janvier 2014, il s’agit d’une narration dans laquelle il y a déjà des bribes poétiques, comme « Les pieds n’ont pas besoin de tant de place », journal à partir duquel s’est faite l’écriture poétique de la première série des Calanques, peu de temps après, en août 2008, donc encore très proche de ce vécu. Le vécu de l’expérience et son écriture ont été totalement concomitants.
Dans ma poésie je tente de faire ressentir mon expérience du réel. Je recherche les mots qui vont faire ressentir au lecteur, avec le plus de justesse possible, ce que je ressens, vis ou perçois. Ce qui me guide c’est l’effet que produisent les mots sur moi lorsque je les associe les uns aux autres. Mon expérience est mon socle, mon poème peut s’appuyer dessus pour y trouver sens, cohérence, consistance, et tenir jusqu’à l’autre.
C. V :  Premières Calanques, écrites à Marseille donc. Mais les suivantes sont datées de Paris et leur écriture s’étend jusqu’en 2014. Pourquoi cette continuation : y avait-il quelque chose d’insatisfaisant dans les premiers poèmes. Que cherches-tu en prolongeant ainsi l’écriture ?
J’ajouterais volontiers une question plus générale, qui renvoie également au fait que deux ans et demi se sont écoulés depuis ton premier livre : quel rapport as-tu avec le temps, ou quel rapport ta poésie a-t-elle avec le temps, tu choisiras la meilleure formule.
M. E : Le temps qui sépare la publication des livres Calanques et Mains est surtout dû au temps de l’édition, puisque Calanques était prêt six mois après Mains. Pour autant, pour moi, le temps participe en effet à l’écriture du poème. Calanques indique des dates, ce qui rend un peu visible cette durée.
En 2008 j’étais satisfaite des premiers poèmes de Calanques, je ne les ai pratiquement pas retouchés par la suite, ils sont pour la plupart parus en revues. Et puis, à l’automne 2012, à Paris, monte en moi un flot de mots en lien avec ce paysage. Je me vois dans les Calanques, et j’ai, à ce moment-là, le désir de rendre sensible une correspondance entre le dedans et le dehors. Il s’agit bien d’une étape distincte, même si en lien avec la première. La matière vient, puis je la travaille, et ce sur des années.
En 2014 j’ai senti la nécessité de préciser le sens des vers qui terminaient jusque là le poème « Un lieu sur la terre / Où le corps peut tomber / Un lieu où le corps devient terre ». S’agissait-il d’une tombe comme certains l’entendaient ? Me posant la question il m’est paru de plus en plus clairement que j’évoquais une terre d’accueil, un boyau nourricier, qui avait remplacé le sol plat et dur sur lequel je tentais en vain de marcher. C’est lors de l’écriture de mon poème Les yeux dans ton odeur que la « terre » est devenue pour moi un lieu de renaissance, sens qui s’est renforcé dans le poème Sonder le vide, où cette « terre » s’est faite corps pour incarner mon vide.
A vrai dire, il me semble que l’écriture poétique pourrait être sans terme, puisque j’y exprime ce qui me touche dans ce que je vis. Si je porte un point final au poème, c’est peut-être de manière artificielle, pour le communiquer. A un moment donné je décide d’arrêter de nourrir le processus d’écriture de vers pour me concentrer sur la composition. C’est un travail durant lequel je fais bouger les vers que j’ai choisis entre eux, pour ressentir quels effets ces différentes constructions produisent sur moi. J’imagine que cette durée permet aussi au poème de me travailler, de se travailler en moi, puisque je vois, à un moment, émerger un sens plus profond. Le temps me permet enfin de voir ce qui tient toujours, malgré les innombrables relectures, quelle que soit l’acuité de mon regard, et d’oublier le texte quand, à force de le relire, je ne le sens plus. Lorsque le poème ne bouge plus du tout il a une densité telle que je ne peux alors plus le modifier. Des « Calanques » sont encore arrivées après, mais, mon objet étant abouti, ayant pris sa forme, je ne pouvais plus les intégrer.
C. V : Pour que les choses soient claires : ces poèmes, que tu dis ne pas pouvoir intégrer à Calanques, sont-ils ceux qui forment la seconde partie du livre, intitulée Cette bouche qui s’ouvre juste avant l’oubli ?
M. E : Non, je les ai sentis venir, mais je ne les ai pas accueillis. Les poèmes de Cette bouche qui s’ouvre juste avant l’oubli sont des poèmes dans lesquels il y a l’expression de la douleur, donc d’un registre différent.
C. V : – Calanques t’a occupée de 2008 à 2014. Faut-il penser que tu écris lentement, ou que peut-être tu mènes de front plusieurs manuscrits ? Peux-tu nous éclairer sur ta manière d’écrire, ou sur le temps de l’écriture ?
M. E : Chaque poème commence à s’écrire à un moment précis, avec son contenu de base, composé de tous les vers qui me viennent. Puis son travail d’écriture (surtout sa composition) se poursuit sur des années, en parallèle avec le travail que je mène avec mes autres poèmes en cours. Ces livres sortent les uns après les autres mais ils ont été écrits en parallèle.
J’ai écrit des poèmes sur des évènements qui me touchaient et je pensais tout simplement les regrouper dans un seul livre. Après plusieurs années d’écriture le besoin de reconnaissance m’a amenée à envisager leur publication. Un éditeur m’a alors suggéré d’en faire des livres différents, ce qui avait son sens. Mais ils étaient trop courts pour occuper seuls un livre entier. Du coup j’ai quand même dû les regrouper. Dans mon premier livre, il y a Mains et Sonder le vide. Etant donné qu’ils ont été écrits sur la même relation amoureuse, l’un charnel, l’autre cérébral, il y a entre les deux des liens possibles. C’est la même chose dans mon deuxième livre, Calanques et Cette bouche qui s’ouvre juste avant l’oubli, évoquent tous deux le vertige ressenti au moment où ma mère a dû s’éloigner alors que je n’avais que 9 mois. J’ai un troisième manuscrit qui contient Les yeux dans ton odeur et d’autres poèmes sur la perte et le deuil, que je pensais poursuivre, d’où sa non publication. Et j’ai d’autres poèmes écrits pour des artistes, qui ne seront peut-être dans aucun livre, ou au mieux dans leur monographie, comme pour Daniel Lacomme et prochainement Serge Saunière.
Il me semble qu’il y a un écart entre ce que je cherche dans l’écriture (le poème rare) et ce qui est attendu aujourd’hui sur le plan éditorial (un livre). Cet écart m’a longtemps donné le sentiment d’écrire peu. En fait, si j’écris relativement peu de poèmes, leur écriture me fait beaucoup écrire. Ecrire des poèmes denses en vers courts relève d’une chasse au trésor. Je vais écrire des centaines de vers avant d’en trouver un, suffisamment riche en polysémie et en rythme, qui puisse rejoindre le poème en cours. J’ai comme ça ce que j’appelle mes « chantiers », le chantier Calanques, le chantier Mains, etc… qui contiennent la succession de tous les vers qui me sont venus les uns après les autres, les uns au travers des autres, au cours de l’écriture de ces poèmes. Dans ces chantiers, j’ai des centaines de pages recouvertes de centaines de vers. C’est un gros travail pour finalement peu de poèmes. Mais, en cherchant, avec les mots, à produire des effets de sens, je fais parfois des trouvailles qui me comblent.
C. V : On ne peut que remarquer l’occurence des mots liés au corps, comme tête, pieds, yeux et mains, qui renvoie évidemment à ton livre précédent. Comment expliques-tu ce recours à ce vocabulaire du corps, dont tu ne sembles retenir d’ailleurs que des mots d’une seule syllabe ?
M. E : Je tente de rendre compte d’une expérience intérieure, à la fois corporelle et mentale. C’est ce que Bernard Noël appelle une « pensée du corps ». Je recherche donc des rapports entre des parties du corps, ou entre la pensée et une partie du corps, pour rendre sensible un état psychique. Par exemple, lire « je ressens du manque » n’a pas du tout le même effet que lire une expression comme « main vidée ». J’évoque de préférence des parties du corps familières à tous, en forte interaction avec l’extérieur. Le mot « pieds » me relie au sol, « mains » à l’autre, « yeux » à tout ce qui est à distance, « tête » à la pensée… J’utilise des mots simples, chargés de sens, pour provoquer, autant que possible, une polysémie, qui permette à chacun d’y trouver un sens. C’est pourquoi je préfère le mot « tête » à celui de « cerveau », ou de « crâne », trop connotés. C’est un atelier concret de recherche d’effets de sens à travers des mots associés en me basant sur mes propres ressentis.
J’aime utiliser des mots à une syllabe, c’est un fait. Probablement parce qu’ils permettent une grande souplesse pour le rythme des phrases, comme des notes de musique, surtout lorsqu’il s’agit de mots que j’utilise fréquemment. Par exemple je préfère « mouette » à « goéland », parce que « mouette » pourra se combiner facilement avec d’autres mots pour former une musique à soi alors que les trois syllabes de « goéland » sont figées entre elles, dans une musique préconçue. Je trouve la sonorité de « une mouette bleue passe sur la mer » plus tonique que « plusieurs goélands azurés survolent l’océan ».
Les mots que je répète dans mes poèmes sont souvent d’une seule syllabe. Ces mots ont une place à part puisque ce sont les mots qui me permettent de chercher, autour d’eux, et avec eux. Du fait de leur répétition leur sens se charge de tous les sens que je leur donne au fil de leur usage dans mes vers. Pour moi c’est comme si ces mots « naissaient » avec l’écriture du poème. Et il y en a que je vais porter ensuite dans d’autres poèmes. Je vous ai parlé du mot « terre », né dans l’écriture du poème Les yeux dans ton odeur, qui est apparu, à un moment donné, dans Calanques, tout chargé de son sens. Ou encore, le mot « ombre », né dans l’écriture du poème Calanques, où il s’est peu à peu chargé du sens d’inconscient, qui est allé habiter, à un moment donné, mon poème Quand le désir tend vers l’infini, que j’écrivais alors sur le peintre Serge Saunière.
C. V : Tu viens dans ta réponse de nommer Bernard Noël, c’est anticiper la question suivante, où je voulais te demander, pour terminer cet entretien et prendre un peu de distance par rapport à ta propre écriture, quelles étaient tes références (tes admirations, tes modèles) en matière de poésie. Y a t-il eu un ou une poète dont la lecture, la fréquentation, fut décisive dans ton envie d’écrire. Vers quelle œuvre reviens-tu volontiers pour te ressourcer ?
M. E : L’auteur qui a été décisif pour moi est Bernard Noël. Je l’ai découvert en 1995 grâce à un entretien paru dans un journal dans lequel il présentait son concept de « sensure ». J’ai été saisie par sa capacité à retourner les idées préconçues, de manière subtile et brillante, pour dévoiler ce qu’elles recouvrent. J’ai lu alors Le Château de Cène, et son écriture m’a paru d’une puissance poétique folle. Je lui ai envoyé le fanzine de poésie que je faisais alors et sa réponse chaleureuse m’a ouvert une porte.
Le peu que j’ai lu de ses écrits, il y en a tellement, a continué à me nourrir, moi qui ai toujours été avide de tentatives réussies d’inverser les rapports de pouvoir, ou, mieux, de changer la nature de ces rapports. La poésie a le pouvoir d’agir par la langue. C’est ce que je recherche, quand je sélectionne dans mes « chantiers » les vers que je vais mettre dans un poème, je recherche des vers qui apportent un rapport étonnant entre des mots. Et je tiens à ce que ce rapport, pour aussi insolite qu’il soit, reste vrai, pour qu’il soit actif. Ce vrai, je le ressens, c’est de l’ordre du corporel, d’une « pensée du corps », je sens que c’est juste. Par exemple, dans Calanques, « Ces pas que la terre sort de mes pieds », ce n’est pas la vision ordinaire de ce qui se produit entre les pas, les pieds et la terre, et pourtant ce rapport me semble plus proche de la réalité psychique. Il s’agit d’un changement de perspective, qui induit un changement de représentation du réel, et donc d’action sur le réel. Créer de nouveaux rapports entre les mots pour agir sur le réel, c’est le moteur de mon travail poétique. L’énergie que ces trouvailles m’apportent est libératrice. C’est ce que je trouve dans les textes de Bernard Noël. Elle est là, à portée du lecteur.
Je suis aussi très sensible à ses écrits pour les artistes, notamment pour les peintres, selon moi ses écrits les plus poétiques. Et ses monologues sont saisissants. C’est une oeuvre monumentale. Et pourtant Bernard Noël s’est montré accessible puisque, en plus d’être un guide, il a été une présence à distance, m’encourageant à écrire lorsque, cherchant ma voix, je baissais les bras. Il est encore mon premier lecteur, celui auquel j’envoie mes poèmes lorsque je pense qu’ils sont aboutis.
J’ai rencontré ces dernières années des poètes dont je me sens davantage proche sur le plan de la sensibilité, aux mots, à leur poids, à leur densité, notamment Jean-Louis Giovannoni, Antoine Emaz ou encore André du Bouchet. Du fait de ce partage, de cette évidence, ce que je trouve chez ces poètes c’est une sorte de réconfort. Et parfois la crainte jubilatoire de lire dans leurs livres des vers que je pensais avoir créés.